Tuesday, October 10, 2006

Le Soir: rassemblement en mémoire d'Anna Politkovskaïa

Un rassemblement en mémoire d'Anna Politkovskaïa aura lieu ce mardi à 18h devant la représentation russe auprès de l'Union européenne, au 31-33 bd du régent.


Anna Politkovskaïa, la liberté assassinée
Le Soir - Forum - 10 octobre


Nous sommes en deuil. Nous sommes choqués. Les mots nous manquent, notre indignation est totale. Mais nous ne pouvons nous taire, après ce meurtre atroce, l'assassinat d'une grande dame, la journaliste russe Anna Politkovskaïa.

Aujourd'hui, ses obsèques ont lieu à Moscou, et avec elle c'est la liberté de la presse qu'on enterre un peu plus en Russie.

Ceux qui, parmi nous, ont eu l'occasion de travailler à ses côtés ont pu admirer son courage et son obstination à transmettre la vérité, sur son pays qu'elle aimait profondément, et dont elle ressentait plus que quiconque les dérives, tant en Tchétchénie, où elle se rendait très régulièrement pour y enquêter sur les exactions, que dans l'ensemble de la Russie, qu'elle sillonnait pour rendre compte du recul des libertés publiques et du pluralisme politique. Son opiniâtreté lui avait déjà valu une tentative d'empoisonnement en septembre 2004, alors qu'elle tentait de se rendre à Beslan pour se proposer comme médiatrice lors de la prise d'otage organisée par des terroristes tchétchènes. Elle s'apprêtait à publier, ce lundi, un article sur les tortures commises en Tchétchénie sous la responsabilité directe de Ramzan Kadyrov, l'homme fort de Grozny soutenu par le Kremlin.

L'assassinat d'Anna Politkovskaïa s'inscrit dans une suite de disparitions de figures emblématiques de la liberté d'expression en Russie. Ni l'assassinat, en 2002, du député de la Douma d'Etat Sergueï Iouchenkov, qui tentait de mettre en place une commission d'enquête indépendante destinée à faire la lumière sur les explosions d'immeubles de l'automne 1999, ni l'empoisonnement en 2003 de Iouri Tchekotchikhine, journaliste dans le même journal qu'Anna, Novaïa Gazeta, n'ont fait, par exemple, l'objet d'enquêtes judiciaires indépendantes, en dépit des engagements pris en ce sens. L'impunité, clé-de-voûte d'un système qui, de la Tchétchénie à l'ensemble de la Russie, ronge progressivement les fragiles acquis démocratiques du début des années nonante, est victorieuse.

Où réside en effet le respect des droits inscrits dans la Convention européenne des droits de l'homme, ratifiée par la Russie en 1998 ? Sur quoi reposent les valeurs communes de droits de l'homme et de démocratie de l'accord de partenariat et de coopération UE-Russie,
signé en 1997 ? Dictée par des intérêts économiques et géopolitiques à courte vue, la politique européenne vis-à-vis de la Russie disparaît au profit d'une diplomatie unilatérale de ses membres. Atone et affaiblie, l'Union conforte le Président Vladimir Poutine dans la consolidation de son système, et, ce faisant, rend plus difficile encore le rétablissement en Russie des règles fondamentales de la démocratie.

L'assassinat d'Anna Politkovskaïa montre à nouveau à quel point l'indifférence, mêlée de Realpolitik, de la part des chancelleries européennes s'apparente à de la complicité : complicité face à la dérive autoritaire d'un régime qui s'est bâti, en grande partie, sur la reprise d'une guerre d'une violence inouïe, avec ses dizaines de milliers de victimes civiles et la perte de milliers de soldats russes ; complicité face à l'enterrement progressif des libertés publiques, éléments indispensables pourtant de la difficile « transition démocratique » que promettait la Russie au début des années 1990.

Respecter un ami ou un partenaire, c'est lui dire, y compris et surtout dans les moments les plus décisifs, ce qu'il n'a pas envie d'entendre. Puisse l'Union européenne, non pas réduire ses relations avec la Russie à une dépendance gazière et pétrolière, mais construire avec elle une relation de partenaire à partenaire, où les valeurs communes ont un sens, où la régression de la démocratie sonne comme une alarme et où le sort d'un peuple soumis depuis plus de dix ans à la terreur et à la guerre suscite une attention politique déterminée.

Nous demandons à nos dirigeants de tenir avec leur homologue russe des paroles de fermeté et de vérité, afin de mettre un coup d'arrêt à cette impunité. En 2003, Anna avait reçu le Prix de l'OSCE pour le journalisme et la démocratie. Nous demandons à cette organisation dont le président en exercice Karel De Gucht a vivement condamné l'assassinat, qu'elle promeuve une enquête internationale pour faire la lumière sur ce crime, appuyée par les organisations de défense de la liberté de la presse. Si cet acte reste impuni, d'autres Anna Politkovskaïa, déjà trop peu nombreuses en Russie aujourd'hui, risquent de connaître le même sort. Et, à chaque fois, nous entendrons les larmoiements tardifs de nos dirigeants, si désolés de cette disparition. Et, à chaque fois, il sera trop tard.


Céline Francis, chercheuse à la VUB
Jean-Paul Marthoz, directeur éditorial de la revue Enjeux
internationaux / chroniqueur au Soir
Aude Merlin, chargée de cours à l'ULB
Thérèse Obrecht, journaliste free lance en Suisse
Pierre Vanrie, assistant à l'ULB, journaliste au Courrier international

Anna Politkovskaïa laisse derrière elle des essais en langue française, en particulier : Tchétchénie, le déshonneur russe, (2003), La Russie selon Poutine (2005) et Douloureuse Russie, journal d'une femme en colère (2006), tous trois parus chez Buchet-Chastel

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